Fin décembre 2024, l’un des cadres dirigeants de Philip Morris a affirmé vouloir faire de l’Afrique l’une des principales cibles commerciales des cigarettiers, notamment en y distribuant massivement leurs nouveaux produits. En coulisses, ils tentent aussi d’imposer leur propre système de traçabilité du tabac et de faire reculer la législation antitabac qui se dessine. Bonne nouvelle : l’industrie du tabac enchaîne les échecs.
Les très grandes ambitions africaines des majors du tabac
C’est à Abu Dhabi (EAU) dans le cadre de l’évènement Technovation que Frédéric de Wilde, l’un des cadres dirigeants du groupe Philip Morris, a dévoilé la vision de l’entreprise pour l’Afrique. Elle repose, selon ses mots, sur un travail de lobbying intense pour « gagner la confiance des régulateurs (…) et les informer sur les nouveaux produits du tabac en vue d’assouplir les restrictions actuelles concernant ces produits ».
En bref, un puissant travail de sape pour conquérir un continent stratégique : une population jeune, en croissance et un vivier colossal de potentiels fumeurs. L’arrivée massive de nouveaux produits sur le marché, comme les cigarettes électroniques, les sachets de nicotine ou encore le tabac à chauffer vient en plus multiplier l’offre disponible, notamment auprès des plus jeunes. C’est tout le continent qui est, aujourd’hui, plus que jamais exposé à la force de frappe et d’influence des géants du tabac.
La faute en partie à des politiques antitabac encore trop modérées, selon les experts, malgré de nets progrès. Seul un tiers des pays africains ont ainsi adopté des mesures fermes pour interdire la publicité pour le tabac, interdire de fumer dans les lieux publics ou encore en faveur des paquets neutres ou des avertissements sanitaires.
Si l’Afrique avait, en 2020, l’un des taux de prévalence tabagique les plus bas du monde, le continent demeure la zone où l’augmentation du nombre de fumeurs connaît une hausse inégalée par rapport au reste du monde. Ainsi, selon les données de l’OMS, le nombre de fumeurs réguliers a augmenté de presque 75 % depuis 1990. Ils pourraient être, cette année, près de 84 millions à fumer quotidiennement en Afrique.
Sur la traçabilité, les cigarettiers peinent à imposer leurs systèmes
Malgré ces succès évidents sur le continent, les cigarettiers essuient aussi quelques lourdes défaites. Dans le domaine du Track and Trace d’abord, où ils tentent d’imposer Codentify, un système de traçabilité des cigarettes appartenant à la société Inexto et en partie pensé par les industriels. Le système est aujourd’hui exploité par Dentsu Tracking, qui cherche à affermir sa présence sur le continent. Codentify est décrit, par l’Observatoire du Tabac en Afrique francophone, comme « un système propriétaire appartenant à la multinationale du tabac Philip Morris International qui en a le contrôle exclusif ».
Dès 2018, le Dr Vera da Costa, alors en poste à l’Organisation mondiale de la Santé, dénonçait officiellement les manœuvres des cigarettiers, affirmant que « l’industrie du tabac essaye d’établir son propre mécanisme, sans transparence, en voulant contrôler le système de traçabilité ». Au même moment, Luk Joossens, chercheur belge pour l’Association des ligues européennes contre le cancer, percevait Codentify comme « une grande menace pour l’Afrique », appelant ainsi à « aider techniquement les pays africains pour qu’ils aient un système indépendant ».
Plus généralement, la Convention Cadre de l’OMS pour la lutte antitabac, approuvée par 43 des 46 pays d’Afrique subsaharienne, prohibe fortement le recours à Codentidy et donc, indirectement, à Inexto et Dentsu Tracking. Malgré des succès notables dans les années 2010, où plusieurs arrêtés ministériels portant adoption de Codentify ont été signés par certains États africains, comme le Burkina Faso et d’autres pays francophones, le système ne semble aujourd’hui plus bénéficier de la confiance des gouvernements.
Et depuis quelques années, malgré les tentatives répétées des cigarettiers pour imposer Codentify, beaucoup de leurs tentatives tombent ainsi à l’eau. Madagascar vient ainsi de casser l’appel d’offres remporté par Dentsu dans des circonstances suspectes. En effet, le prix du prestataire, très élevé, et limité à des solutions de traçabilité numérique était largement supérieur à celui d’autres acteurs, proposant des solutions de traçabilités matérielles et digitales. En Côte d’Ivoire, malgré des années d’efforts du groupe pour s’imposer auprès des autorités locales, Dentsu tracking a jeté l’éponge lorsque les autorités ont opté pour un système conforme au Protocole imposant une combinaison de sécurités matérielles et digitales.
« Ils existent plusieurs organismes capables de fournir des systèmes de traçabilité indépendants », explique Pierre d’Herbès, expert des questions de sécurité économique, dans les pages de Financial Afrik, qui considère que Codentify est loin d’être la panacée dans le domaine de la traçabilité. Un enjeu d’autant plus important que la traçabilité des produits du tabac est aussi une source notable de revenus fiscaux.
Un article du média Afrimag nous apprend ainsi que la Tanzanie a, grâce à des solutions technologies de traçabilité, bénéficié d’une augmentation de 60 % de ses recettes fiscales entre 2019 et 2022. Des hausses qui montent à 35 % pour le Togo et le Ghana. En Afrique, Dentsu Tracking et Inexto ne peuvent donc plus compter sur le Congo-Brazzaville, l’un de leurs derniers bastions sur un continent qui, en grande partie, a fini par les refuser.
Une amélioration globale de la politique antitabac à l’échelle continentale, malgré une grande marge de progrès
Le dernier Africa Tobacco Industry Interference index 2023 démontre que l’Afrique reste l’une des zones géographiques les plus perméables à l’influence des cigarettiers. Il y’a un an, le Kenya a ainsi failli baisser les taxes sur le tabac, sous la pression d’un intense lobbying des industriels. Mais, malgré tout, la tendance est à la restriction des lois favorables au tabac.
En août 2022, la Sierra Leone, qui connaît une hausse de la prévalence tabagique, notamment chez les jeunes, a ainsi intégré dans sa législation l’ensemble des dispositions de la Convention Cadre de l’OMS. Toujours en août 2022, le ministère de la Santé du Gabon a renforcé son cadre juridique pour se prémunir de l’influence des lobbys du tabac. En 2023, l’Afrique du Sud, pourtant connue pour sa politique très permissive, a engagé un puissant durcissement législatif avec un renforcement sensible des espaces sans tabac et des sanctions plus fortes en cas d’infraction.
« L’Afrique a réalisé d’importants progrès dans la lutte contre le tabagisme, notamment depuis l’an 2000. Depuis l’entrée en vigueur de la Convention-cadre de l’OMS pour la lutte antitabac en 2005, les pays sont tenus de respecter des mesures juridiquement contraignantes.
Ce changement significatif a favorisé une prise de conscience accrue et à renforcer l’action contre le tabagisme sur le continent », se réjouit Lekan Ayo-Yusuf de l’Université de Pretoria. L’expert n’hésite cependant pas à pointer du doigt certains progrès encore à mener : « La politique fiscale, qui a le potentiel d’avoir un impact considérable, n’a pas encore été pleinement exploitée », souligne-t-il. Charge aux gouvernements d’assombrir encore l’avenir des cigarettiers en Afrique.