Lors de la rencontre avec la Confédération générale des entreprises de Côte d’Ivoire (CGECI), ce 29 mai, Michel Camdessus déclarait que la Côte d’Ivoire est à l’orée de l’émergence. Cependant, un analyste ivoirien adresse une missive à l’ancien directeur du FMI dans laquelle il bat en brèche cet optimisme.
Lettre ouverte de Jean Bonin à Michel Camdessus
Ancien Directeur général d Fonds monetaire interntional (FMI), Michel Camdessus est en sejour à Abidjan du 28 mai au 2 juin. Accueilli à l’aéroport FHB par le président Alassane Ouattara, son ancien adjoint chargé du département Afrique dans cette institution de Bretton Woods, l’économiste français a animé une conférence devant le patronat ivoirien portant sur le thème : « Champions nationaux et émergence ivoirienne ».
Eu égard aux performances actuelles de la Côte d’Ivoire, M. Camdessus a indiqué que la Côte d’Ivoire sera émergente bien « avant le temps prévu ». Mais, cette méprise sur les réalités ivoiriennes a poussé Jean Bonin, un juriste et analyste ivoirien à adresser ce courrier à l’ex-DG du FMI.
Monsieur,
Plusieurs médias en ligne relaient vos propos selon lesquels, je vous cite « la Côte d’Ivoire pourrait accéder à l’émergence un peu avant le temps prévu ». C’est vrai que tout flatteur vit au dépend de celui qui l’écoute, mais tout de même. Soyez raisonnable ! À défaut d’avoir voulu prendre le temps qu’il vous aurait fallu pour connaître et voir ce que les Ivoiriens vivent au quotidien, prenez les pleines valises à vous remises et aller prophétiser ailleurs.
« … Un peu avant le temps prévu » dites-vous ! Quel est donc ce temps ? Notre très cher chef d’Etat lui-même n’a pas osé prédire un temps. Il a inscrit « son émergence » dans un improbable et insaisissable « horizon » pour se donner une élastique marge. Cette précaution vous n’en avez cure.
Monsieur l’ancien Directeur Général du FMI,
Savez-vous que 1 500 jeunes Ivoiriens fuient la RCI chaque mois vers l’Europe ? Est-ce parce qu’ils craignent l’émergence qu’ils préfèrent risquer leur vie en traversant la Méditerranée ?
Comment avec une économie aussi instable et fragile que celle de la Côte d’Ivoire vous osez parler d’imminence de son émergence ? Cette fragilité qui se traduit par une lacune structurelle : le manque de diversification.
Note pays présente une structure productive limitée dans le sens où l’essentiel des revenus à l’exportation est réalisé grâce à quelques produits (l’agriculture représente 22% du PIB et plus de 50% des recettes d’exportation).
Par ailleurs, nos exportations sont concentrées sur quelques marchés, principalement ceux de la zone européenne (L’UE est le premier partenaire commercial de la Côte d’Ivoire et absorbe 70% de ses exportations). En raison de cette faiblesse de la diversification sectorielle et géographique, l’économie ivoirienne reste fragile face aux fluctuations de la conjoncture. Il suffit par exemple que le cacao voit ses cours chuter ou qu’un des clients européens soient en crise, pour que l’économie ivoirienne entre en récession, voire en dépression.
Monsieur Camdessus,
En Côte d’Ivoire, l’investissement privé reste étouffé en raison d’un environnement encore hostile aux entrepreneurs, en dépit des progrès réalisés (139e sur 190 pays dans le classement Doing business 2017).
Le déficit de l’Etat de droit, la complexité administrative, l’insécurité judiciaire, la corruption endémique sont des maux qui ne plaident pas en faveur de notre économie et qui compromettent à long terme son intrusion dans le cercle des pays même dit pré-émergents.
Cher monsieur,
Toutes les économies dites émergentes ont en commun d’être compétitives, ce qui leur a permis de conquérir des marchés au niveau mondial et de créer plus de richesses et d’emplois. Or, l’économie ivoirienne souffre d’un déficit chronique de compétitivité (91e sur 140 pays dans le classement WEF 2015 et n’a même pas été audité en 2017).
L’essentiel de la richesse créée est accaparée par une kleptocratie et une horde de rattrapetocrates. En atteste le taux de pauvreté atteignant près de 50% aujourd’hui et le mauvais classement (2016) du pays dans l’indice de développement humain, soit la 170ème place sur 187 pays.
Monsieur l’ami du Président,
Quand l’essentiel des revenus est accaparé par une minorité, cela signifie que le reste de la société n’en profite pas. Ceux comme Adama Bictogo, ou quelques entreprises Burkinabés et françaises qui sont proches du cercle du pouvoir attirent vers eux, comme des aimants, tous les marchés publics et les affaires les plus lucratives. Pendant ce temps, des milliers d’entreprises ivoiriennes doivent se contenter de quelques miettes et des emplois précaires.
M. L’Economiste prédicateur,
Aujourd’hui dans notre pays la Côte d’Ivoire, le secteur informel occupe 90% de la population active sans protection sociale, ni rémunération suffisance.
Comment alors, une économie fondée sur l’informel pourrait-elle prétendre à l’émergence ?
Pour accéder à l’émergence, il est besoin d’un processus dynamique de réformes structurelles nécessitant à la fois une grande volonté politique et une forte adhésion populaire. Les fruits de ces réformes ne peuvent être récoltés qu’à long terme. Or, l’horizon 2020 c’est dans deux ans, et parler d’émergence n’est en fin de compte qu’un slogan politique. Rien de plus et rien de moins.
Jean Bonin, Juriste.
Citoyen Ivoirien