Dans son dernier livre, le journaliste néerlandais Olivier van Beemen enquête sur African Parks, une ONG gérant des parcs nationaux en Afrique. Derrière son image de protectrice de la biodiversité, il dénonce une gouvernance opaque, une gestion militarisée et l’exclusion des populations locales. Lui-même arrêté lors de ses recherches au Bénin, il partage son expérience et critique un modèle qu’il juge néocolonialiste.
Dans votre livre, vous êtes revenu sur votre arrestation au Bénin. Que retenir de cet épisode ? Le dossier est-il vide ?
Olivier van Beemen : Effectivement, lorsque j’ai fait mes recherches sur African Parks, près du parc national de la Pendjari, au nord du Bénin, ma consœur béninoise Flore Nobime et moi-même avons été arrêtés par la police, soupçonnés d’espionnage. Nous avons été convoqués devant la Cour de répression des infractions économiques et du terrorisme (CRIET), où ces dernières années, des opposants et des journalistes critiques ont écopé de peines lourdes.
Heureusement, nous avons été libérés avant notre comparution. Ce dossier est effectivement vide. African Parks m’a dit qu’elle n’était pas au courant de mon arrestation au Bénin, mais selon des sources internes, c’est improbable pour une ONG qui se vante de son excellence en matière de renseignements. Pour moi, cet épisode symbolise avant tout les difficultés qu’on rencontre en enquêtant sur une ONG puissante comme African Parks. Dans d’autres pays aussi – Rwanda, République démocratique du Congo – j’ai rencontré des problèmes. Peu avant la publication de mon livre, African Parks m’a même menacé d’une poursuite judiciaire et de dommages et intérêts au cas où des donateurs se retireraient. « Dommages qui pourraient se chiffrer en millions », m’a averti l’ONG.
Votre enquête met en lumière une gouvernance opaque et des pratiques néocolonialistes. Quels sont les faits marquants qui soutiennent votre constat ?
African Parks a construit un narratif selon lequel elle serait une bouée de sauvetage pour des aires protégées africaines en difficulté. Mais quand on interroge ce narratif, African Parks se ferme complètement, comme une huître. A un moment, elle a rompu toute correspondance avec moi, sans doute en espérant que j’abandonne mon projet. Apparemment, elle a très peur que ses donateurs et d’autres parties prenantes apprennent que la réalité est différente de celle présentée dans ses rapports annuels et devant des journalistes complaisants. African Parks, c’est avant tout la militarisation de la conservation. L’ONG défend les parcs comme des forteresses, souvent en construisant des clôtures pour empêcher les riverains d’y entrer. Les gardes, lourdement armés, apprennent de leurs instructeurs européens ou sud-africains que les habitants autour du parc sont des ennemis potentiels et qu’ils sont en guerre contre les braconniers.
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Mais attention, ces braconniers ne sont pas seulement de grands criminels, qui tuent les éléphants pour l’ivoire ou les rhinocéros pour leurs cornes. Ce sont également des pêcheurs, des bûcherons, des petits chasseurs locaux, des médecins traditionnels (qui cueillent des plantes médicinales), ou des riverains qui ramassent des feuilles pour le toit de leur maison. Eux aussi risquent de se faire maltraiter, ou pire. Un ancien garde me l’a dit clairement : « Dans le parc, il n’y a pas de droits de l’homme. »
Pendant mon enquête, j’ai constaté que pour African Parks, les gens qui vivent autour d’un parc ont peu d’importance. Pour eux, ce qui compte c’est avant tout la lutte contre le braconnage et les transferts d’animaux pour créer des parcs avec les big five : éléphants, rhinocéros, lions, léopards et buffles.
Les touristes adorent ça. African Parks a été fondée dans la conviction que les « Africains » ne sont pas capables de gérer les aires protégées eux-mêmes. C’est une organisation qui gère 23 parcs dans 13 pays africains, et qui publie souvent des cartes d’Afrique montrant « leur » territoire. Elle a privatisé la gestion de parcs, tandis que les habitants d’un pays hôte n’ont même pas le droit de de consulter les contrats qu’elle a conclus avec leur gouvernement. D’habitude, je suis très prudent avec des termes comme « néocolonialiste », mais dans ce cas, je pense que c’est justifié.
À vous lire, le tableau est presque noir quant au bilan d’African Parks. Pendant votre enquête, qu’avez-vous constaté de positif dans la gestion de l’ONG African Parks ?
Pendant longtemps, j’ai cru que, au moins pour les animaux, la reprise d’un parc par African Parks, était une bonne nouvelle. Quand j’ai voulu vérifier cela, African Parks a refusé de partager les recensements des populations qu’elle effectue dans les parcs. Quand j’ai comparé les chiffres qu’elle a communiquées dans ses rapports annuels depuis 2003, j’ai été frappé de voir un bilan considérablement moins positif que dans leur propre communication. African Parks a tendance à exagérer ses réussites et à cacher des évolutions négatives.
Pour donner un exemple : sous la gestion d’African Parks, selon ses propres chiffres, le parc Odzala-Kokoua au Congo-Brazzaville a perdu jusqu’à la moitié de ses éléphants forestiers, et à peu près deux tiers des gorilles et des chimpanzés. Dans sa communication, African Parks présente ce parc comme une « sanctuaire de vie florissante » ou de « lumière dans la jungle ». Donc même sur ce point, malheureusement, African Parks n’est pas aussi performante qu’elle le prétend.
Que répond Olivier van Beemen à ceux qui pensent que votre livre est un règlement de comptes avec African Parks ?
Avant 2020, quand je me suis lancé dans cette enquête, je ne connaissais pas cette organisation. Et personnellement, je suis un grand amateur de nature et de biodiversité. Je n’ai donc pas de comptes à régler. Quand j’ai découvert cette ONG, j’ai tout de suite été fasciné. Et mes questions de départ étaient simples : qui sont ces gens-là, que font-ils, et est-ce que ça marche ?
Certains pays comme le Sénégal ou la Tanzanie refusent les conditions imposées par African Parks. Quelles alternatives ces États ont-ils mises en place pour gérer leurs parcs nationaux ?
C’est vrai, le Kenya et l’Ouganda en font partie aussi. Généralement, ce sont des pays où la gouvernance est plutôt au dessus de la moyenne. Ces pays-là considèrent le degré d’autorité souhaitée par African Parks comme excessive, voire comme une menace pour leur souveraineté.
Je ne me suis pas penché sur ces pays en particulier, mais je sais qu’au Bénin, avant la reprise d’African Parks, le gestionnaire public avait mis en place une structure grâce à laquelle la population locale se sentait de plus en plus concernée par le parc de la Pendjari. Ce n’était sans doute pas parfait, mais la reprise d’African Parks et sa nouvelle approche ont été perçues comme désastreuses, même par des sources internes. Sa gestion agressive et la construction d’une clôture ont créé d’énormes tensions avec la population. Un habitant m’a dit qu’auparavant, les riverains considéraient Pendjari comme leur parc ; et que maintenant, c’est le parc des Blancs.
Votre enquête montre qu’African Parks bénéficie du soutien de gouvernements occidentaux et de grandes figures publiques. Pensez-vous que ces mécènes sont conscients des dérives que vous décrivez ?
C’est vrai. Taylor Swift, Leonardo DiCaprio, le prince Harry : ils sont tous derrière African Parks. J’ai demandé des réactions à un grand nombre de donateurs, donc théoriquement, ils devraient être au courant. En même temps, j’ai vu que certains mécènes, surtout des milliardaires, s’en fichent. Ils semblent adorer African Parks et la soutiennent quoi qu’il en soit. La plupart des gouvernements occidentaux ont pris mes questions plus au sérieux. Reste à voir s’il y a des conséquences.
Selon vous, quels seraient les principes d’un modèle de conservation plus équitable, respectueux des droits des populations locales tout en préservant la biodiversité ?
Je tiens à dire qu’en tant que journaliste, je crois que mon rôle est avant tout d’informer et de révéler des faits jusque-là inconnus du grand public. Déjà, ce n’est pas facile. Ensuite, c’est à d’autres de se pencher sur les solutions.
Mais évidemment, après quatre ans de recherches, je peux avancer quelques idées. A mon avis, cette militarisation de la conservation n’est pas durable. On ne peut indéfiniment défendre un parc contre un monde extérieur perçu comme hostile. Et je pense qu’il faut prendre les populations plus au sérieux. Pour African Parks, la gestion d’un parc, c’est à sens unique. Elle donne des cours de « sensibilisation », durant lesquels les riverains apprennent la valeur d’un animal vivant et reçoivent des conseils sur la façon de cohabiter avec eux. Elle semble oublier que ces riverains ont toujours vécu avec les animaux, souvent depuis des générations, et les connaissent donc très bien. Ils se demandent : « Pourquoi African Parks ne veut pas apprendre ce que nous savons ? »
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Dans mon livre, je fais une comparaison. Imaginons qu’un groupe de défenseurs de la nature éthiopiens débarque dans la propriété de Paul van Vlissingen. Il est l’un des fondateurs d’African Parks et vit au milieu des Pays-Bas. Ou bien dans la ferme où son successeur à la tête d’African Parks élève des moutons. Il reste si peu de nature aux Pays-Bas, où la crise de l’azote échappe à tout contrôle, qu’un groupe d’hommes d’affaires éthiopiens aurait convenu avec le gouvernement néerlandais de gérer les derniers espaces verts.
Pour de richissimes Africains, on construit un hôtel de luxe doté d’une piste d’atterrissage. Les Éthiopiens amènent des meutes de loups et réintroduisent ours bruns et lynx, tandis que Van Vlissingen n’est plus autorisé à entrer dans son domaine sans autorisation. Quant à l’éleveur de moutons, il lui faut trouver un autre endroit pour ses bêtes. « Oui, vous perdez une part importante de vos revenus et de votre liberté de mouvement, reconnaissent les Éthiopiens. Ce qu’on va faire pour vous compenser ? Nous ne le savons pas encore, mais faites-nous confiance. On est là pour votre bien. »

Il faut préciser que le livre d’Olivier van Beemen, Au nom de la nature. Enquête sur les pratiques
néocolonialistes de l’ONG African Parks, est édité par Rue de l’échiquier (Paris).
African Parks se défend sur la violation des droits humains
Souvent critiquée et accusée de violation des droits humains dans sa politique de gestion, l’ONG African Parks explique son attachement au respect des droits des populations revraines des aires protégées dont elle la charge.
En juin 2023, l’ONG a fait face à de graves accusations d’abus des droits humains contre des membres de la communauté Baka près du parc national d’Odzala-Kokoua, au Congo. Ces informations relayées par les médias en janvier 2024, ont conduit l’organisation à prendre des mesures immédiates.
Dans une note d’information disponible sur son site officiel, l’ONG explique que dès qu’elle a eu connaissance des faits, elle a comparé les incidents rapportés avec son registre de plaintes et a commandé une enquête à un cabinet d’avocats spécialisé basé à Londres. Cependant, Survival International, qui a dénoncé ces abus, aurait refusé de fournir des informations pour vérifier ces accusations.
L’organisation rappelle sa politique de tolérance zéro envers les violations des droits humains et affirme disposer de mécanismes pour prévenir et traiter ces situations. Elle emploie notamment un coordonnateur des droits humains à Odzala et collabore avec une ONG locale pour assurer un suivi rigoureux.
Mesures et réponses aux allégations
African Parks a passé en revue toutes les plaintes déposées et identifié deux cas précédemment enquêtés, ayant abouti au licenciement et à la remise des responsables aux autorités judiciaires. Pour améliorer son engagement avec la communauté Baka, elle dit avoir sollicité un anthropologue afin d’affiner la compréhension des besoins de cette population.
L’ONG affirme que toute allégation fondée entraîne des sanctions disciplinaires et des poursuites judiciaires. Elle condamne également la publication non autorisée d’informations confidentielles sur les victimes, qu’elle considère comme une nouvelle atteinte à leurs droits.
Accès aux ressources naturelles et conservation
African Parks gère 22 aires protégées en Afrique, dont certaines accueillent des populations locales. Dans le parc d’Odzala, African Parks assure que les habitants bénéficient de droits d’accès aux ressources naturelles sur une partie du territoire. Toutefois, des restrictions sont en place pour éviter l’exploitation commerciale abusive (braconnage, exploitation minière, etc.).