Le blanchiment de capitaux est une menace qui érode les économies, alimente les réseaux criminels et compromet la transparence financière. En Côte d’Ivoire, Lacina SOUMAHORO, spécialiste en conformité et lutte contre la criminalité financière, décrypte la menace dans un entretien exclusif sur Afrique-sur7.fr.
Qui est M. Lancina SOUMAHORO ?
Je suis Lacina SOUMAHORO, spécialiste en conformité et lutte contre la criminalité financière, principalement dans le secteur bancaire, du mobile money et de la Fintech. J’ai 15 ans d’expérience dans ces domaines. J’occupe actuellement le poste de Directeur Adjoint en charge des aspects conformité et criminalité financière chez Orange.
Quelle est la situation actuelle du blanchiment de capitaux en Côte d’Ivoire ? Quels secteurs sont les plus touchés ?
Lacina SOUMAHORO : le blanchiment de capitaux est bien présent en Côte d’Ivoire. Les autorités ivoiriennes travaillent à maitriser ce fléau, qui ces derniers temps, a pris une certaine ampleur comme le démontre les notifications de certaines agences internationales sur la Côte d’Ivoire.
Les secteurs les plus touchés sont ceux les plus exposés au cash ; disons l’immobilier, la restauration, les bars, les concessions de voitures d’occasions, les salles de jeux, commerces de détail etc.
Plusieurs personnes, dont l’influenceur Stéphane Agbré, dit Apoutchou National, ont été arrêtées en raison de leurs difficultés à justifier les importantes sommes d’argent qu’elles exhibent. Sommes-nous face à un cas de blanchiment d’argent ?
En matière de blanchiment, on parle de soupçon. Seules les investigations des autorités compétentes permettront de tirer des conclusions.
Que risque-t-ils en cas de condamnation par la justice ?
Dans un premier temps, il y aura la confiscation des sommes exhibées sur les réseaux sociaux. Ensuite, si les faits reprochés sont avérés, Mr Stéphane AGBRE pourrait être puni d’un emprisonnement de trois à sept ans et d’une amende égale au triple de la valeur des biens ou des fonds sur lesquels ont porté les opérations de blanchiment. Cela, conformément à l’article 184 de l’ordonnance n° 2023-875 du 23/11/2023 relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destruction massive. Une combinaison des sanctions prévues dans les autres textes faisant l’objet d’infraction pourraient être effectuée.
Quelles sont les méthodes de blanchiment les plus courantes en Côte d’Ivoire ?
Le blanchiment des produits du trafic de drogue à travers les entreprises qui privilégient les paiements au comptant et qui ont un chiffre d’affaires élevé en espèces ; Le blanchiment d’argent par les bureaux de change et autres changeurs informels, Blanchiment d’argent fondé sur le commerce, Blanchiment d’argent de la corruption.
Pourquoi la Côte d’Ivoire est-elle sur la liste grise du GAFI ?
Le 25 Octobre 2024, le Groupe d’Action Financière (GAFI), organisme qui dirige l’action mondiale de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme et de la prolifération a inscrit la Côte d’Ivoire ainsi que trois autres pays (Algérie, Angola et le Liban) sur sa liste grise en raison de déficiences stratégiques de son dispositif de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (LBC/FT).
La présence de notre pays sur la liste grise du GAFI est un message de l’insuffisance des efforts déployés jusqu’à présent pour lutter contre ce fléau.
La Côte d’Ivoire s’est engagée politiquement, au plus haut niveau, à collaborer avec le GAFI et le GIABA (Groupe Intergouvernemental d’Action contre le Blanchiment d’Argent en Afrique de l’Ouest, ndlr) pour renforcer l’efficacité de son régime de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (LBC/FT). Cet engagement implique une mise en œuvre plus rigoureuse des solutions préconisées. Dans ce cadre là, plusieurs initiatives devraient être prises dans les semaines et mois à venir pour intensifier la lutte contre ce fléau.
Quels sont les effets du blanchiment sur l’économie et les investissements en Côte d’Ivoire ?
Cela entraîne, dans un premier temps, un ternissement de l’image du pays. S’ensuivent des décisions de politique économique biaisées et des erreurs stratégiques dues à des statistiques macroéconomiques inexactes. Ce phénomène engendre également une perte de revenus fiscaux pour l’État, un affaiblissement des institutions financières et une perte de confiance dans le système économique, entre autres…
Comment cela influence-t-il la perception du pays sur le plan international ?
La Côte d’Ivoire pourrait être considérée comme une “économie noire” sur le plan mondial si rien n’est fait. Son image pourrait être très fortement impactée, ce qui réduirait les investissements étrangers dans le pays. Un manque de confiance pourrait s’installer vis-à-vis de la Côte d’Ivoire à l’extérieur.
Au regard des efforts considérables consentis ces dernières années pour promouvoir la destination ivoirienne, une telle réputation viendrait anéantir tous ces progrès.
M. Lacina SOUMAHORO, quels risques cela pose-t-il pour les PME et les investisseurs locaux ?
Les entreprises légitimes pourraient faire face à une concurrence déloyale de la part des sociétés écrans. L’achat de marchandises à l’international pourrait être soumis à des exigences accrues de la part des banques et des fournisseurs internationaux : coûts élevés liés aux frais de correspondance bancaire, délais plus longs pour la fourniture de marchandises, etc. Les entreprises risquent également de perdre des marchés, tant à l’international qu’au niveau local. Par ailleurs, les investisseurs locaux pourraient être contraints de prouver l’existence de dispositifs internes de lutte contre le blanchiment de capitaux, notamment pour les entités assujetties à l’ordonnance.
Quelles lois existent en Côte d’Ivoire pour lutter contre le blanchiment ?
Nous avons l’ordonnance n° 2023-875 du 23/11/2023 relative à la lutte contre le blanchiment des capitaux, le financement du terrorisme et de la prolifération des armes de destruction massive qui est récente. La précédente (loi N°2016-992 relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme) a subi des ajustements afin de prendre en compte plus d’éléments issus des recommandations du GAFI et de tenir compte de certaines réalités locales et sous-régionales.
Les mesures actuelles sont-elles efficaces ? Quelles améliorations seraient nécessaires ?
Disons qu’elles sont mitigées ; mais des améliorations sont à noter, notamment la mise en place d’un Comité de coordination par le Décret n°2014-505 du 15 septembre 2014 portant création, composition, attributions et fonctionnement du Comité de coordination des politiques nationales de lutte contre le blanchiment de capitaux, le financement du terrorisme et la prolifération des armes de destruction massive.
La mise en œuvre de plusieurs recommandations contenues dans son Rapport d’Évaluation Mutuelle (REM) passe notamment par le renforcement du cadre juridique de LBC/FT, avec l’adoption de modifications législatives et réglementaires importantes. Cela inclut également l’actualisation de l’analyse de BC/FT, la rédaction de rapports typologiques sur les infractions sous-jacentes à haut risque, ainsi que le renforcement des ressources humaines et techniques de la CENTIF CI et des autorités de poursuite. Par ailleurs, des mesures telles que la création du Pôle Pénal Économique et Financier, la mise en place de l’Autorité de Régulation des Jeux de Hasard (ARJH), et l’opérationnalisation de l’agence chargée de la gestion des avoirs saisis et confisqués (AGRAC) sont également des outils pour lutter contre le blanchiment d’argent en Côte d’Ivoire.
Il faut maintenant regarder comment tout cela est véritablement mis en pratique pour espérer une efficacité. Mais c’est un processus, dont le résultat sera à observer dans le temps.
M. Lacina SOUMAHORO, comment les banques ivoiriennes contribuent-elles à la lutte contre le blanchiment ?
En tant qu’assujetties à la loi en la matière, elles sont tenues de mettre en œuvre les exigences de cette législation ainsi que les autres textes y afférents, afin de disposer d’un dispositif de lutte efficace. Leur principal défi sera de trouver le juste équilibre entre les enjeux commerciaux et le respect de ces exigences.
Quelles mesures de contrôle sont mises en place dans les institutions financières ?
Quelques éléments essentiels que je peux relever sont l’identification des clients, la surveillance de leurs opérations et la transmission des opérations suspectes à la CENTIF CI (Cellule Nationale de Traitement des Informations Financières de Côte d’Ivoire). Les banques deviennent de plus en plus vigilantes quant aux transactions qu’elles gèrent. Elles n’hésitent pas à mettre en place des mécanismes renforcés pour détecter et signaler toute activité suspecte dans le cadre de la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme.
Les institutions ivoiriennes reçoivent-elles des formations pour détecter les activités suspectes ?
Oui ! Des sessions de formations sont organisées par les autorités de régulation et des organismes internationaux telles que le GIABA, la CENTIF CI, le projet CRIMJUST de l’ONUDC, projet OCWAR-M ou l’Union Européenne.
Quelles sont les principales difficultés dans la lutte contre le blanchiment d’argent en Côte d’Ivoire ?
La lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (BC/FT) nécessite des compétences spécialisées et des moyens techniques. La Côte d’Ivoire manque de ressources suffisantes, tant au niveau des autorités de régulation que des forces de l’ordre, pour assurer une surveillance efficace et mener des enquêtes approfondies.
Le blanchiment d’argent étant souvent transnational, la coopération internationale est essentielle. Cependant, des difficultés persistent dans la mise en œuvre de cette coopération, notamment en raison de la complexité des démarches administratives, du manque de coordination et des restrictions géopolitiques ou juridiques qui freinent les enquêtes transfrontalières.
Je note aussi une lente mise en œuvre des contrôles basés sur le risque et des difficultés dans la mise en œuvre des sanctions financières ciblées contre les individus et entités liés au blanchiment d’argent ou au financement du terrorisme demeurent un défi. Mais avec le classement du pays sur la liste grise du Gafi, tous ces points devront faire l’objet d’une rapide prise en compte.
La coopération avec les pays d’Afrique de l’Ouest est-elle suffisante ?
Une coopération existe avec certains pays de l’Afrique de l’Ouest, mais elle reste insuffisante. Parmi les coopérations existantes, on peut citer le réseau des CENTIF de l’UEMOA, auquel appartient la CENTIF de la Côte d’Ivoire. Les CENTIF adhèrent au RECEN-UEMOA afin de renforcer la coopération, le partage des bonnes pratiques et la coordination dans le cadre de leurs activités de LBC/FT.
La CENTIF-CI échange avec les grandes administrations financières ainsi que les administrations stratégiques pour mettre en place une base de données fiable et sécurisée. Cela se fait par l’interconnexion des systèmes informatiques, permettant un traitement rapide et sécurisé des demandes d’informations et des déclarations de soupçons. Les institutions concernées incluent le GIABA (Groupe Intergouvernemental d’Action contre le Blanchiment d’Argent en Afrique de l’Ouest), la BCEAO (Banque Centrale des États de l’Afrique de l’Ouest), le CREPMF (Conseil Régional de l’Épargne Publique et des Marchés Financiers), le CAERT (Centre Africain d’Études et de Recherche sur le Terrorisme), l’UEMOA (Union Économique et Monétaire Ouest Africaine) et le CIMA (Conférence Interafricaine des Marchés d’Assurances).
La coopération est un levier essentiel qui facilite l’échange d’informations entre les CENTIF et permet ainsi un traitement efficace, sécurisé et rapide des déclarations de soupçons. Dans cette optique, la CENTIF CI a signé plusieurs accords de coopération avec les CENTIF étrangères du Nigeria, du Ghana, de la France, du Maroc, de Sao Tomé-et-Principe, du Cap-Vert et de la Sierra Leone. La Côte d’Ivoire coopère également avec le FMI, la Banque mondiale en la matière.
Quel rôle joue le GIABA dans le soutien à la Côte d’Ivoire ?
Le GIABA est une institution spécialisée de la CEDEAO, chargée du renforcement des capacités des États membres dans la prévention et la lutte contre le blanchiment de capitaux (LBC) et le financement du terrorisme (FT) dans la région.
Il coopère avec d’autres entités internationales, telles que le GAFI, pour atteindre ses objectifs, qui incluent : l’adoption et la mise en œuvre des 40 recommandations du GAFI, la mise en œuvre des traités des Nations Unies relatifs au blanchiment de capitaux et au financement du terrorisme, la coopération pour encourager la conformité à ces normes, ainsi que le travail conjoint pour identifier les problématiques LBC/FT de la région.
La population ivoirienne est-elle suffisamment sensibilisée aux risques du blanchiment ?
Les structures étatiques en charge de la lutte contre le blanchiment de capitaux devraient intensifier leur communication à travers les médias traditionnels, leurs sites internet et les réseaux sociaux. Cette approche permettrait de sensibiliser efficacement toutes les couches de la population, y compris les plus éloignées des circuits d’information classiques. Des séminaires de sensibilisation destinés aux journalistes, aux huissiers sont organisés.
Le 06 juillet 2023, le Pôle Pénal Économique et Financier (PPEF) a ouvert ses portes au grand public, à l’occasion d’une cérémonie de présentation de ses fondements, de ses méthodes et outils de travail, ainsi que de son approche innovante dans la lutte contre la criminalité économique et financière.
Je sais que la Haute Autorité pour la Bonne Gouvernance (HABG) a mis en ligne un numéro vert pour dénoncer la corruption. Une Newsletter appelée « INTEGRITE » a été mise en ligne également à cet effet. Mais malgré l’existence de cette sensibilisation, le résultat est insuffisant, comme l’indique le rapport d’évaluation mutuelle de la Côte d’Ivoire.
M. Lacina SOUMAHORO, selon vous, les sanctions sont-elles assez dissuasives ?
Selon le REM d’Août 2023, l’analyse des statistiques de condamnations fait apparaître que les peines prononcées dans les affaires de blanchiment de capitaux sont en général très lourdes et dissuasives. Les peines de prison vont de 12 mois à 20 ans et les amendes peuvent aller jusqu’à plusieurs milliards de Francs CFA, ce chiffre atteignant 50 milliards XOF (80 millions USD) dans un dossier particulier.
Rappelons que l’Agence de Gestion et de Recouvrement des Avoirs Criminels (AGRAC) a été créée dans le but de lutter contre les agissements des criminels en col blanc, qu’ils soient en prison ou en liberté, et de neutraliser l’utilisation de richesses mal acquises. Cette initiative vise à aligner la Côte d’Ivoire sur les standards internationaux en matière de transparence et de justice économique.
Quelles innovations technologiques pourraient aider à détecter le blanchiment de capitaux ?
En raison de l’utilisation accrue des nouvelles technologies par les criminels, mais aussi aux régulateurs qui imposent des sanctions de plus en plus sévères pour les infractions, les technologies de l’Intelligence Artificielle (IA) et le Big Data seraient la solution miracle pour lutter efficacement contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme (LBC/FT). Cependant, le jugement humain reste très important dans ces processus.
Enfin pour la conclusion, M. Lacina SOUMAHORO, quelles recommandations faites-vous à ceux qui seraient tentés de faire comme Apoutchou National ?
Pour rappel, une information judiciaire a été ouverte à l’encontre d’Apoutchou National et de ses associés, avec mandat de dépôt, pour des infractions présumées à la réglementation des relations financières extérieures des États membres de l’UEMOA. Ils sont également accusés de blanchiment de capitaux, de prise de paris illicites via les réseaux de communication électronique et de transfert d’argent dans le cadre de jeux d’argent illégaux en ligne. Toutefois, rappelons qu’ils bénéficient de la présomption d’innocence et qu’aucune condamnation définitive n’a encore été prononcée.
Cela dit, ces faits doivent servir d’exemple pour sensibiliser la population. La récente inscription de la Côte d’Ivoire sur la liste grise du GAFI nous interpelle tous : chacun, à son niveau, doit contribuer à restaurer l’image du pays. Cette démarche passe par le respect strict des lois en vigueur et des exigences qui les accompagnent. Il est tout à fait légitime d’exposer sa richesse, mais encore faut-il pouvoir en justifier l’origine de manière légale et traçable.
Rappelons-le, nul n’est censé ignorer la loi.