Dans sa lutte effrénée contre la corruption et la mauvaise gestion des affaires publiques, l’Etat de Côte d’Ivoire a redoublé de vigilance dans plusieurs secteurs clés dont celui de la dépense publique. Longtemps critiqué et indexé comme un no man’s land, le domaine des marchés publics était vu comme un pré-carré de certains agents administratifs où prévalaient la corruption, l’enrichissement illicite et les pots de vin rythmés par des slogans ‘’tu manges, je mange’’, etc. Cette mauvaise pratique taxée, à raison, de gangrène (la corruption), d’après le ministère de la lutte contre la corruption, a fait perdre à la Côte d’Ivoire 2132 milliards de FCFA en 2021. Fort de complaintes et de dénigrements jetant le discrédit sur la probité des acteurs administratifs et financiers, l’Etat ivoirien a pris des mesures drastiques pour crédibiliser et sécuriser les procédures de passation des marchés publics en Côte d’Ivoire. Dans cette enquête express, il sera présenté l’activité économique des marchés publics ainsi que les organismes de gestion et de régulation qui garantissent la transparence budgétaire et la bonne gouvernance de celle-ci.
De l’arrêté à l’ordonnance portant code des marchés publics : une volonté irrépressible d’agir dans la transparence et l’équité
A la création de la jeune nation ivoirienne, les autorités affichent leurs intentions de lutter contre la corruption et tracent les sillons d’une gestion transparente et efficiente des marchés publics. Dès l’année 1968, la Côte d’Ivoire se dote d’une structure au sein du Ministère de l’Economie et des Finances, dénommée Direction Centrale des Marchés, créée par le décret n°68-604 du 26 décembre 1968. Après plusieurs balbutiements et polissages, sans jamais se démarquer de sa vision de promotion de la transparence et de la bonne gouvernance, l’Etat ivoirien réalise une innovation majeure en passant d’un simple décret (pouvoir réglementaire) à une ordonnance relevant du domaine du pouvoir législatif. C’est désormais l’Ordonnance n°2019-679 du 24 juillet 2019 portant Code des marchés publics qui réglemente les marchés publics en Côte d’Ivoire depuis 2019.
« Ce nouveau Code des marchés publics, dont la nature juridique est une ‘’Ordonnance’’ tandis que le précédent était un Décret, répond aux besoins de combler les faiblesses du système des marchés publics, de se conformer aux Directives communautaires, de prendre en compte les standards internationaux et de renforcer la transparence et l’efficacité dudit système à travers de multiples innovations », lit-on sur le site internet de la Direction Générale des Marchés Publics (DGMP).
« Les Marchés publics », une activité économique codifiée et réglementée
L’ordonnance n°2019-679 du 24 juillet 2019 définit le marché public comme un contrat écrit, conclu à titre onéreux pour une autorité contractante, pour répondre à ses besoins en matière de travail, de fournitures ou de services. Il existe les marchés publics de travaux, les marchés publics de fournitures et les marchés publics de services. Sans oublier les contrats hybrides et les contrats mixtes. Ainsi, les marchés publics sont-ils passés selon trois possibilités à savoir soit sans publicité ni mise en concurrence préalable ou soit selon une procédure adaptée ou encore soit selon une procédure formalisée. Néanmoins, il ne faut pas confondre les procédures de passation avec les techniques d’achat.
D’après l’article 8 de cette ordonnance, les procédures des marchés publics obéissent à huit principes fondamentaux au nombre desquels le libre accès à la commande publique, l’égalité de traitement des candidats et soumissionnaires et la transparence des procédures. A toutes fins utiles, au titre des marchés publics approuvés sur la période 2018-2021, la DGMP annonce sur son site, 4835 en 2018 avec un montant 1.186.712.636.974 FCFA, 5271 en 2019 pour une somme de 1.331.785.979.261 FCFA, 6020 en 2020 pour un montant de 1.893.967.827.666. FCFA et 5107 en 2021 avec 853.957.360.574 FCFA.
La Direction Générale des Marchés Publics (DGMP), un maillon indispensable pour la gestion des marchés publics
Placée sous la tutelle du Ministère du Budget et du Portefeuille de l’Etat, la Direction Générale des Marchés Publics (DGMP), est un organe de contrôle des marchés publics. « La Direction Générale des Marchés Publics a mis en œuvre des réformes majeures visant à renforcer l’efficacité et la crédibilité du processus de passation des marchés publics. La facilitation de l’accès des Petites et Moyennes Entreprises (PME) à la commande publique constitue l’un des axes importants de ces réformes », révèle le DG, Youl Sansan François sur le site officiel de la DGMP.
Ainsi, au terme du décret n° 2021-800 du 08 décembre 2021 portant organisation du Ministère du Budget et du Portefeuille de l’Etat, et au titre de l’Ordonnance n°2019-679 du 24 juillet 2019 portant Code des marchés publics, la DGMP émet, conformément aux dispositions du Code, un avis conforme, notamment sur le plan prévisionnel de la passation des marchés publics, le dossier d’appel d’offres, la proposition d’attribution du marché, le dossier d’approbation, les avenants aux marchés et le recours aux procédures dérogatoires.
L’ANRMP, un régulateur vigilant et intransigeant pour l’équité dans le système des marchés publics
L’organe de régulation des marchés publics est l’Autorité nationale de Régulation des Marchés publics (ANRMP). Elle est créée par décret n°2009-260 du 06 août 2009 et codifiée par l’article 17 de l’ordonnance n°2018-594 du 27 juin 2018. Dotée de la personnalité morale et de l’autonomie financière, cette Autorité administrative indépendante (AAI) est rattachée institutionnellement à la présidence de la République de Côte d’Ivoire.
Selon son département définition des politiques et formation, au terme de l’Ordonnance n°2018-594 du 27 juin 2018, l’ANRMP est investie des missions consistant en la surveillance, la modération et la conciliation des actions et positions des différents acteurs sur la base des règles régissant le système. Au regard des enjeux d’ordre économique et financier liés à la gestion des opérations de marchés publics, l’ANRMP intervient en jouant un rôle clé à travers la définition des politiques en matière de commande publique, la formation et la sensibilisation des acteurs de la commande publique, la gestion des contentieux liés à commande publique et l’audit des marchés publics.
S’agissant de la gestion des contentieux, le département définition des politiques et formation explique que l’ANRMP statue sur les différends ou litiges nés uniquement à l’occasion de la passation des marchés publics et des partenariats public-privé, prononce des sanctions à l’encontre des entreprises privées ; ou propose sous forme d’avis des sanctions à l’encontre des acteurs publics reconnus coupables des violations de la réglementation des marchés publics et des partenariats public-privé. En cas de corruption découverte dans le processus de passation des marchés publics, l’ANRMP s’autosaisit et statue selon la qualité du mis en cause.
A en croire son département définition des opérations et formation, elle prononcera des sanctions à l’encontre de l’acteur privé impliqué dans l’acte de corruption, à travers la Cellule Recours et Sanctions (CRS). La saisine de la Cellule Recours et Sanctions, en cas d’irrégularités, d’actes de corruption et de pratiques frauduleuses, est non suspensive, souligne-t-il. « Toutefois, cette cellule peut décider de la suspension d’une procédure objet d’une plainte, afin de faire cesser les conséquences dommageables qui peuvent résulter de la poursuite de la procédure de passation de la commande publique. Dans ce cas, la décision est prise après délibération de ses membres. En ce qui concerne l’agent public impliqué dans l’acte de corruption, l’ANRMP, à travers le Comité de Règlement Administratif (CRA), proposera sous forme d’avis, des sanctions à son encontre », confie le département définition des opérations et formation de l’ANRMP.
A titre illustratif, en 2010, la Mutuelle Générale des Commerçants d’Afrique, section Côte d’Ivoire, en abrégé MUGECAF-CI avait saisi Monsieur le Ministre de l’Economie et des Finances, d’un cas de contrat attribué directement par la Mairie de Cocody à la Société IVORITAL pour la construction du marché de Cocody à hauteur d’un montant total de deux milliards de francs FCFA (2 milliards FCFA). La MUGECAF-CI avait dénoncé par conséquent ces faits qu’elle qualifiait de forme « de favoritisme ». Le Secrétariat Général de l’ANRMP avait rendu un avis daté du 02 juillet 2010, encore disponible sur le site officiel de l’ANRMP (dans la rubrique Contentieux).
« Dans le cas où la passation dudit marché s’est faite en violation des dispositions réglementaires, l’ANRMP suggère que la Mairie de Cocody soit informée des irrégularités constatées et prévenue des sanctions qu’elle encourt en cas de non observation des règles régissant les marchés publics. Il devra aussi être signifié à la mairie la suspension immédiate des travaux éventuellement en cours. Enfin, l’ANRMP suggère en outre que la Mairie de Cocody soit invitée à lancer en liaison avec la Direction des Marchés Publics un appel d’offres ouvert auquel toutes les entreprises qui le souhaitent pourront prendre part », a conclu le Secrétariat Général.
L’Etat maintient la pression contre la corruption
Dès son accession à la magistrature suprême, le président de la République, Alassane Ouattara affirme explicitement son ambition de faire de la Côte d’Ivoire un pays émergent. Cette volonté d’émergence se constate à travers des indicateurs que sont la croissance, le taux de pauvreté, l’éducation, la santé et la cohésion sociale. Pour y parvenir, l’Etat ivoirien donne la chasse aux facteurs de contre-performances que la corruption, le blanchiment des capitaux, l’évasion fiscale et autres infractions assimilées. Il prend, en sus, le taureau par les cornes en créant les conditions d’un environnement économique sain, transparent et compétitif.
Par ailleurs, il affiche ouvertement ses ambitions de lutte contre la corruption en adhérant au Partenariat pour un Gouvernement Ouvert (PGO) en 2016, et en concentrant ses actions dans la mise en place d’un gouvernement ouvert autour de la transparence budgétaire, la meilleure gestion des ressources publiques et l’amélioration de l’intégrité publique. En vue de se prémunir contre la corruption et les infractions assimilées, outre le ministère en charge de la bonne gouvernance, l’Etat ivoirien a davantage sorti ses griffes en créant des structures étatiques comme l’Autorité Nationale de Régulation des Marchés Publics (ANRMP), qui a mis à la disposition du public un numéro vert 800 00 100 afin d’amener les usagers à dénoncer des cas de corruption.
Même son de cloche du côté de la la Haute Autorité pour la Bonne Gouvernance (HABG), organe de prévention et de lutte contre la corruption, dont l’ordonnance n°2013-660 du 20 septembre 2013 en fixe les attributions, l’organisation et le fonctionnement. Sur son site officiel, en plus de posséder un numéro vert 800 800 11, la HABG a mis en place à l’attention du public une interface dénommée ‘’Plaintes et dénonciations’’ munie d’un formulaire de plaintes ou de dénonciation d’un fait de corruption. Hormis ses missions statutaires, la HAGB mène des campagnes de sensibilisation. Ainsi, en juillet dernier, la HABG a lancé la diffusion de capsules de sensibilisation et d’éducation d’une série de dessins animés dénommée ‘’La Famille Zonnett’’ ; un film de courte durée qui met en situation réelle des faits constitutifs d’actes de corruption et d’infractions assimilées.
La lutte contre la corruption et la bonne gouvernance sont au cœur des priorités de l’Etat ivoirien. L’on comprend bien pourquoi il a encouragé la première édition de l’université d’été pour la bonne gouvernance initiée pour les acteurs de la dépense publique, du 12 au 17 septembre dernier à Abidjan. Et ce, dans le cadre d’échanges sud-sud sur les instruments juridiques, les normes et les standards en cette matière.
Fofana Sékou, spécialiste en passation des marchés : « Le système de passation des marchés est fiable avec moins de risques de corruption »
Dans le cadre de cette enquête express, Fofana Sékou, spécialiste en passation des marchés au Projet Pôle Agro industriel du Bélier, a été interrogé. Selon la Méthodologie d’Évaluation des systèmes de passation des marchés (MAPS), a déclaré cet expert ivoirien, le système de passation des marchés est considéré comme fiable avec un risque modéré. Se prononçant sur les innovations apportées par le nouveau code des marchés publics, Fofana Sékou a confié sans ambages : « L’Ordonnance n°2019-679 du 24 juillet 2019 a permis de mettre notre système des marchés à des standards internationaux, même s’il reste encore d’autres réformes. L’ordonnance a permis d’intégrer de nouveaux types de marchés qui jusque-là n’existaient pas tels que les marchées sur dépenses contrôlées, les contrats de gestion et d’entretien par niveau de service, les marchés de clé en main, les marchés de conception-réalisation, les accords-cadres, etc… ».
Puis, ce détenteur d’un Master en Gouvernance des Marché Publics a ajouté que les dispositions relatives à la fraude, à la corruption, aux conflits d’intérêts et à l’éthique prévues dans la règlementation en vigueur (Articles 151 à 156 du code des marchés publics et l’arrêté n°118 du 26 mars 2014 portant modalités d’application des sanctions des violations de la réglementation des marchés publics) permettent de rendre le système de passation transparent. Néanmoins, si le système lui est transparent, il en a décelé quelques failles qui, d’après lui, devraient être corrigées. « La difficulté majeure relevée est le non suivi des projets mis en œuvre et financés par l’Etat. En effet, pour des financements bailleurs (Banque mondiale, BAD etc..) tout un système de contrôle, de suivi est mis en place pour la bonne utilisation des fonds et une meilleure exécution des fonds. Ce qui n’est pas le cas généralement dans les financements de l’Etat », a-t-il dénoncé.
In fine, pour lutter efficacement contre la corruption dans ce système des marchés publics en Côte d’Ivoire, Fofana Sékou en sa qualité de Spécialiste a fait des recommandations majeures. Il s’agit d’une part, de faire un suivi adéquat des contrats conclus passés peu importe le mode de financement ; et d’autre part de mettre en place des structures d’audit technique, financier des marchés. Aussi a-t-il suggéré que l’ANRMP fasse plus fréquemment des audits des marchés conclus passés, et fasse former davantage les acteurs impliqués dans la passation des marchés.
L’ordonnance n°2019-679, un code avec des innovations majeures dans le système des marchés publics
Ces innovations concernent aussi bien la passation, le contrôle que la régulation des marchés publics. Il s’agit notamment de :
– La composition des Commissions d’Ouverture des plis et de Jugement des Offres (COJO) et les règles de fonctionnement de ces Commissions avec la mise en place d’un comité d’évaluation au sein des COJO ; - L’attribution du marché qui se fait désormais sur la base de critères économiques, financiers et techniques, et le cas échéant, de capacité en matière de gestion environnementale à mentionner dans le dossier d’appel d’offres, afin de déterminer l’offre conforme évaluée économiquement la plus avantageuse ;
– L’introduction de dispositions définissant les achats publics durables ainsi que des dispositions intégrant la responsabilité Sociale des Entreprises (RSE) comme critère d’attribution des marchés publics ;
– Le retrait des délégations de service public (DSP) du Code des marchés publics, qui sont désormais considérées comme des contrats de partenariats public-privé ;
- L’introduction de nouveaux types de marchés publics, tels les accords-cadres, les contrats Genis, les marchés clés en main, les marchés de conception-réalisation, les marchés de conception, réalisation, exploitation et maintenance, les marchés publics à tranches et les marchés d’innovation ;
– L’introduction du principe de la passation des marchés passés par voie électronique (procédures dématérialisées) ;
- Le relèvement de la part de marchés aux PME par chaque autorité contractante relatif à une part minimale de trente pour cent (30%) de la valeur prévisionnelle des marchés de travaux, de fourniture de biens ou de services, et la sous-traitance ;
– La possibilité de résiliation des marchés par voie judiciaire à l’initiative du titulaire, pour défaut de paiement, après une mise en demeure sans suite pendant trois (3) mois.
Une correspondance particulière de Patrick KROU