Titulaire en Sciences du Langage (Linguistique ) et Responsable du parcours Alphabétisation à l’Université Félix Houphouët-Boigny Abidjan-Cocody, Prof. Théodore Kouabena Kossonou dénonce la non utilisation des langues maternelles dans le discours sur le développement en Afrique. D’où son billet linguistique ci-dessous, dans lequel il explique comment la langue maternelle peut être un facteur du développement. Décryptage.
Absence de l’utilisation de nos langues maternelles dans le discours sur le développement en Afrique est source d’échec (Prof. Théodore Kouabena Kossonou)
Les questions relatives à la notion du développement sont âprement discutées par deux grands courants de pensée économique. La première approche est quantitative. Elle aborde la question à travers le phénomène de la mesure. Cette quantification repose sur l’équilibre entre les principales grandeurs de l’économie nationale. Ce sont des mesures de croissance, d’inflation, d’équilibre budgétaire et de commerce extérieur. C’est une conception déductive de la notion de développement. Elle est liée au PNB (Produit National Brut) d’où un aspect purement économique. Elle englobe plusieurs aspects à la fois, ces aspects sont l’économie, le social, la croissance du produit intérieur brut (PIB), l’industrialisation, etc.
Le second courant est celui qui nous intéresse dans ce billet linguistique. Il est multidimensionnel et non mesurable. Cette conception tire son origine dans le fait que tout développement d’un peuple ne peut se faire ni contre lui, ni sans lui. Il rejette le quantitativisme excessif et s’attache solidement aux aspects non mesurables du développement. Les facteurs sont les épaisseurs culturelles et sociales d’un peuple. Il met davantage l’accent sur l’étude qualitative des phénomènes que sont les études sociologiques, philosophiques et économiques. Ici, le développement doit être centré sur l’homme. Ainsi, Mathieu, K. (2008), citant Perroux, F (2002), avance que « le développement est la combinaison des changements mentaux et sociaux d’une population qui la rendent apte à faire croitre cumulativement et durablement son produit réel global ».
Ce faisant, il rejoint Peyrefitte, A. (1998) qui affirme que « la condition essentielle du développement est un état d’esprit ». Cela signifie que le développement est avant tout mental et culturel. Aussi, disons le très haut, Peyrefitte, A. (op.cit) Parlant d’état d’esprit pose les bases du développement. Celles-ci sont ce que lui-même qualifie de tiers facteurs immatériels. Ce concept veut dire ce qui est mental et culturel ou simplement l’élément humain. Cette décision consiste à souligner qu’il est impératif de mettre l’homme au centre du développement économique, social, sanitaire ou environnemental. Elle ne peut se faire sans la langue.
Comment les langues (ivoiriennes) peuvent-elles participer au développement?
Dans un rapport entre langue et développement, il s’agit, ici, pour nous de mettre l’accent sur la nécessité de la langue dans l’acquisition des connaissances et du transfert de ces dernières. En effet, la langue est incontournable dans le développement de la société humaine du fait de sa capacité à organiser les idées. C’est d’ailleurs à travers les idées que se dégagent les connaissances ou les compétences de l’homme. Ainsi, ses idées transmises oralement ou par écrit ont pour socle la langue. La langue est donc indispensable au développement. C’est dire que la « langue est sans contexte le facteur le plus important dans le processus d’apprentissage, car le transfert des connaissances ou compétences passent par la parole ou par l’écrit» Ayo, B (1996).
En effet, il met l’accent sur la nécessité de la langue dans l’acquisition des connaissances et du transfert de ces dernières. Ce qui prouve qu’elle est incontournable dans le développement de la société humaine du fait de sa capacité à les mettre en œuvre. Outre cela, la langue est considérée comme un système de désignations. Cet avantage réside dans l’observation de son vocabulaire à la suite de laquelle l’on est capable de rendre témoignage sur l’organisation sociale d’une communauté. En dehors de la communauté, on peut aussi rendre témoignage sur les institutions, les modes de productions et d’échange d’un peuple. Pour ces aspects, Willy, B (op.cit) hiérarchise la puissance de la langue en quatre classes :
a) La parole en rapport entre les hommes,
b) Les formules efficaces dans les rapports entre les hommes,
c) La persuasion et l’introduction,
d) Le divertissement.
« Les langues maternelles sont consubstantielles au développement »
En somme, nous retenons qu’il n’y a pas de développement sans idées. Ces dernières constituent les véritables outils de développement. Elles sont transmises oralement ou par écrit par l’entremise de la langue. La Côte d’Ivoire, par exemple, regorge une soixantaine de langues. Cette richesse inestimable du point de vue linguistique doit pouvoir amorcer le développement du pays à tous les niveaux : économique, culturel et humain. Tout développement part, d’abord, de la connaissance d’une meilleure maîtrise de ce qu’on a. Partant, une parfaite connaissance de nos langues maternelles peut générer plus d’une idée pertinente à la construction du pays. Selon des spécialistes ivoiriens au développement, le programme élargi de vaccination (PEV) avait piétiné parce qu’en Côte d’Ivoire (pays dont la population rurale est à 90% analphabète), l’on n’avait pas utilisé nos langues pour les mettre au service du programme sanitaire.
C’est le cas aujourd’hui de la vaccination contre la pandémie du COVID-19 . L’insertion de la langue maternelle dans ce programme pourrait amorcer le développement. Le désintérêt de celle-ci fait que la Côte d’Ivoire pourrait connaître un retard en la matière sur d’autres pays africains qui utilisent les langues maternelles dans leur programme élargi de vaccination et de lutte contre la pandémie. Nous devons donc considérer les langues maternelles comme levier indispensable pour l’amorce d’un développement véritable en Côte d’Ivoire, en particulier et en Afrique en général. En outre, le discours sur le développement en Afrique doit pouvoir être conçu, élaboré et prononcé dans les langues maternelles pour qu’il soit compris et mieux être appliqué par la population (90% analphabètes en zone rurale).
Or, nous constatons à l’instar de Kum’a Ndumbé (2006) que « le discours (…) est prononcé en français ou en anglais. Les populations ne peuvent ainsi participer à ces discours ; elles ne peuvent pas le comprendre, le critiquer, l’amender ou le rejeter. Et pourtant, ce sont elles qui sont invitées à les mettre en application ». Ce qui explique également l’échec du discours sur le développement en Afrique. En conclusion, nous disons que les langues maternelles sont consubstantielles au développement. Pour ce faire, il faut valoriser notre diversité linguistique par la pérennisation des langues en se basant sur la lecture et l’écriture par l’alphabétisation (par exemple). Le faisant, les langues en état d’extinction pourront sortir de ce gouffre en apportant leur contribution au développement. A bientôt pour le prochain billet linguistique.
Professeur Théodore KOUABENA KOSSONOU,
Titulaire en Sciences du Langage (Linguistique ) et Responsable du parcours Alphabétisation à l’Université Félix Houphouët-Boigny Abidjan-Cocody.