Définitivement acquitté par la Cour pénale internationale (CPI), l’ancien président ivoirien Laurent Gbagbo a regagné Abidjan le 17 juin 2021. Selon une interview de International Crisis group, le retour au pays du leader emblématique du Front populaire ivoirien (FPI), devrait contribuer à donner un coup d’accélérateur au processus de réconciliation nationale en cours en Côte d’Ivoire.
« La condamnation de Laurent Gbagbo n’a toujours pas fait l’objet d’une amnistie et fait peser sur lui la menace d’une possible incarcération » (International Crisis group)
Pourquoi Laurent Gbagbo rentre-t-il en Côte d’Ivoire ?
La Cour pénale internationale (CPI) a confirmé le 31 mars l’acquittement de l’ancien président ivoirien, qui était accusé de crimes contre l’humanité. Il est donc libre de rentrer dans son pays. Il avait été arrêté en avril 2011 et transféré à La Haye en novembre de la même année, à la suite des violences déclenchées par son refus de reconnaître sa défaite électorale face à Alassane Ouattara, l’actuel chef de l’Etat. Selon le bilan des Nations unies, ces violences, qui ont principalement opposé partisans de Ouattara et militants pro-Gbagbo, ont fait plus de 3 000 morts entre les mois de décembre 2010 et avril 2011.
Cet épisode de violences, qualifié de « crise post-électorale », a été le plus meurtrier de la longue crise politique qui a débuté peu après le décès, fin 1993, de Félix Houphouët-Boigny, le père fondateur de la nation ivoirienne. Il a amplifié les fractures politico-régionales dont souffre le pays, notamment entre le nord et le sud. Par manque de volonté et de sincérité de part et d’autre, la réconciliation entre les Ivoiriens a échoué au cours de la dernière décennie. La dernière élection présidentielle, en octobre 2020, s’est ainsi déroulée dans un climat tendu et violent. Les affrontements à caractère politique ont fait 87 morts et conduit à la détention ou à la mise en résidence surveillée des principaux chefs de file de l’opposition jusqu’en décembre 2020.
La victoire écrasante d’Alassane Ouattara aux élections présidentielles, le 31 octobre 2020, face à une opposition divisée et sans projet de société clair, ainsi que la promesse de ce dernier d’accepter le retour de Laurent Gbagbo, ont fini par épuiser la contestation et calmer le jeu politique. Les élections législatives de mars 2021 se sont déroulées dans le calme. Fait notable : pour la première fois depuis plusieurs décennies, l’ensemble des forces politiques notables du pays ont pris part à ce scrutin. Plus d’une centaine de prisonniers, y compris des opposants politiques et des activistes de la société civile incarcérés après 2020, ont été libérés par la justice ivoirienne entre décembre 2020 et avril 2021.
Parmi les figures les plus radicales du parti de Laurent Gbagbo, contraintes à l’exil après la fin de la crise post-électorale, plusieurs sont très récemment rentrées en Côte d’Ivoire, mais ces dernières affichent désormais une position de conciliation. Les relations entre le pouvoir et la mouvance de Laurent Gbagbo semblent s’être normalisées, même si certains de ses plus fervents partisans, connus sous le nom de GOR (Gbagbo ou rien), conservent une position dure, hostile au dialogue avec Ouattara. Après plusieurs mois de tractations entre le pouvoir ivoirien et les émissaires de Laurent Ggagbo, son retour a donc été annoncé pour ce 17 juin par le secrétaire général de son parti, le Front populaire ivoirien (FPI).
Quelles sont les conditions posées par le gouvernement à ce retour ?
Alassane Ouattara a assuré que son prédécesseur pourrait bénéficier de son statut d’ancien chef de l’Etat et des avantages qui y sont liés (logement, sécurité, salaire, personnel…), y compris les arriérés de traitement dus depuis 2011, qui lui seront versés rétroactivement. Les frais de son voyage retour, sur un vol commercial, sont couverts par des fonds publics.
Il s’agit là de gestes relativement forts qui apparaissent comme une réhabilitation de l’ancien président par l’Etat ivoirien. En échange, les membres du gouvernement et du parti présidentiel rencontrés par Crisis Group attendent de l’ancien président– en fonction entre 2000 et 2010 – qu’il se mette en retrait de la vie politique.
Le pouvoir dispose d’un moyen de pression sur Laurent Gbagbo : sa condamnation par contumace à vingt ans de prison en Côte d’Ivoire dans l’affaire dite du « casse de la BCEAO ». Dans ce dossier, Gbagbo et trois de ses anciens ministres étaient accusés d’avoir ordonné aux forces de l’ordre de forcer les portes de l’agence d’Abidjan de la Banque centrale d’Afrique de l’Ouest (BCEAO) pour obtenir des liquidités.
Cette condamnation n’a toujours pas fait l’objet d’une grâce présidentielle ou d’une amnistie et fait peser sur Laurent Gbagbo la menace d’une possible incarcération. Néanmoins, cette menace est très relative, car, en arrêtant Gbagbo, les autorités ivoiriennes prendraient le risque de galvaniser ses partisans et d’ouvrir ainsi un nouveau cycle de violence politique, tant l’ancien président ivoirien reste populaire dans son pays.
»Les autorités craignent un retour triomphal de Laurent Gbagbo et veulent notamment éviter qu’il ne mobilise des milliers de personnes pour son arrivée à l’aéroport ».
Les autorités craignent un retour triomphal de Laurent Gbagbo et veulent notamment éviter qu’il ne mobilise des milliers de personnes pour son arrivée à l’aéroport. Une telle mobilisation poserait des problèmes de sécurité, car des associations de victimes des violences de la crise post-électorale de 2010-2011, qui réclament l’arrestation de Gbagbo dès son atterrissage, pourraient être tentées d’organiser des contre-manifestations.
Symboliquement, cette mobilisation lui permettrait aussi de prouver, dès son retour, que sa popularité et sa capacité de mobilisation restent intactes. Le gouvernement souhaite donc que l’ancien président rentre discrètement, accueilli par quelques proches dans les salons de l’aéroport d’Abidjan réservés aux personnalités de marque.
Pourquoi Laurent Gbagbo est-il toujours aussi populaire ?
Trois facteurs ont concouru à cette popularité. Premièrement, Laurent Gbagbo fut l’un des opposants emblématiques au système de parti unique instauré par Félix Houphouët-Boigny après l’indépendance. Son nom reste associé au combat pour la démocratie et à la création du multipartisme, pour lequel il s’est battu.
Deuxièmement, dans une société très inégalitaire, il a été le porte-voix des couches populaires et des régions mises à l’écart du développement post-indépendance, dont la sienne, le centre-ouest, et le grand ouest, frontalier du Libéria. Tribun hors pair, il a su, en outre, capter puis stimuler le sentiment nationaliste d’un pays qui accueille une très forte communauté d’immigrés ouest-africains.
A mesure que le pays s’enfonçait dans la stagnation économique, de nombreux Ivoiriens ont considéré que cette immigration était la cause de tous leurs problèmes et les responsables politiques, dont Gbagbo, ont joué sur ce sentiment xénophobe pour se faire élire.
Cette popularité a ensuite été renforcée par les élections de 2010, la décision de la CPI et la composition de son électorat. En novembre 2010, lors du second tour de la présidentielle, Laurent Gbagbo est parvenu à réaliser un score très honorable de 46 pour cent des votes, contre 54 pour cent pour son rival Alassane Ouattara, allié au Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI – l’ancien parti unique).
Même si les dix années de boycott électoral du FPI de Gbagbo, qui ont suivi la crise de 2010-2011, rendent difficile la lecture de l’évolution de son électorat, il est tout à fait raisonnable d’avancer que le noyau dur de l’électorat du FPI lui est resté fidèle. La décennie qu’il vient de passer à la CPI constitue également un capital symbolique qu’il ne faut pas négliger. Désormais innocenté, Gbagbo peut se présenter comme la victime d’une erreur de la justice internationale.
Enfin, une partie importante de son électorat le plus fervent provient des milieux évangéliques et voit à la fois son acquittement comme l’accomplissement d’un miracle et son retour comme une manifestation messianique, le retour d’un homme providentiel.
Quel impact aura ce retour sur la scène politique ivoirienne ?
La large mouvance politique que Gbagbo a créée, avec et autour du FPI, est aujourd’hui diminuée et divisée en plusieurs branches rivales. Lorsqu’il a perdu le pouvoir en 2011, ses cadres se sont livrés à une bataille judiciaire pour le contrôle du FPI. La justice ivoirienne a confié sa direction à l’ancien Premier ministre, Pascal Affi N’Guessan, en avril 2015.
« Gbagbo devra certainement s’atteler à réunifier toutes ces tendances et à préparer sa succession »
Mais le FPI sous la direction de Pascal Affi N’Guessan s’est opposé à une autre branche, dont certains membres se sont ensuite réunis sous le nom d’Ensemble pour la démocratie et la souveraineté (EDS), pour laquelle Gbagbo restait, même en détention, le chef du parti.
Parallèlement, l’ancien ministre de la jeunesse, Charles Blé Goudé, âgé de 49 ans, lui aussi acquitté par la CPI, dirige depuis La Haye le Congrès panafricain pour la justice et l’égalité des peuples (Cojep), qui s’adresse en priorité à l’électorat jeune et pourrait, à terme, concurrencer un FPI vieillissant.
Dès son retour, Gbagbo devra certainement s’atteler à réunifier toutes ces tendances et à préparer sa succession, tout en faisant profil bas pour ne pas trop apparaître sur la scène politique et ne pas inquiéter les autorités ivoiriennes. Le retrait total de Gbagbo de la scène politique, y compris au sein du camp qu’il a créé, est certes possible, mais il serait surprenant de la part d’un homme dont la vie entière a été consacrée à l’engagement politique. Il est d’ailleurs prévu qu’il se rende au siège du FPI dès son retour afin de marquer par sa présence sa volonté de réunifier sa formation politique.
»Le rapport de force politique actuel, très favorable au parti présidentiel, qui contrôle l’exécutif, le législatif et le militaire, sera certainement maintenu ».
Le retour de Gbagbo ne modifiera probablement pas profondément le paysage politique ivoirien. Le rapprochement entre le PDCI et le FPI, entamé avant la présidentielle d’octobre 2020, est peu susceptible d’aller au-delà des bonnes relations que Gbagbo semble désormais entretenir avec Henri Konan Bédié, le président du PDCI, auquel il pourrait rendre prochainement visite.
Mais sans échéances électorales proches et avec un FPI en reconstruction, il semble difficile pour les deux partis de s’entendre immédiatement sur une stratégie visant à contrer le parti d’Alassane Ouattara, le Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP). Le rapport de force politique actuel, très favorable au parti présidentiel, qui contrôle l’exécutif, le législatif et le militaire, sera certainement maintenu.
Le retour de Gbagbo est-il favorable ou non à la réconciliation et à la fin du conflit ivoirien ?
Selon les autorités, ce retour s’effectue « au nom de la réconciliation nationale » mais, après l’échec des précédentes tentatives de réconciliation, il constitue un test pour toute la scène politique ivoirienne. Quelques mois avant la présidentielle d’octobre 2020, plusieurs porte-paroles de Laurent Gbagbo avaient souligné la nécessité « d’une réconciliation des Ivoiriens ».
La réconciliation est un thème ancien en Côte d’Ivoire. Dès 2001, un forum national de la réconciliation a été organisé, suivi, deux ans plus tard, du « train de la réconciliation nationale ». Ces deux initiatives furent des échecs dus à l’absence de volonté des forces politiques qui ont bâti leur succès non sur la défense de l’intérêt de tous les Ivoiriens, mais sur des clivages ethno-régionaux et la promotion d’un groupe ethnique au détriment d’un autre. Une réconciliation aboutie aurait coupé les principaux partis politiques de leurs bases électorales.
En juillet 2011, alors qu’elle venait juste de prendre les commandes du pays, l’administration Ouattara a procédé à la création d’une Commission dialogue, vérité et réconciliation. Les travaux de cette commission, faiblement dotée en moyens humains et financiers, ont été parasités par des calculs politiciens. Entre sa volonté affichée de rassembler les Ivoiriens et son désir de consolider les piliers de son pouvoir, le régime du président Ouattara a davantage mis l’accent sur la stabilité et le développement économique du pays que sur la réconciliation.
Le volet judiciaire de cette réconciliation a été géré de telle sorte que la justice s’est concentrée sur le camp de Laurent Gbagbo et oublié que des militaires et des miliciens pro-Ouattara étaient aussi soupçonnés d’avoir participé à des crimes graves, comme le massacre d’au moins 800 personnes à Duékoué, en mars 2011.
Peu après son retour en Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo devrait prononcer un discours ayant pour thème la réconciliation nationale. Ce discours sera important, car l’ancien président, qui reste une des figures politiques majeures de ces trois dernières décennies, pourrait rallier un bloc conséquent de ses partisans au processus de réconciliation et lui donner un caractère beaucoup plus inclusif.
Mieux encore, ce retour offre une dernière chance aux trois leaders historiques du pays, en l’occurrence Henri Konan Bédié, Alassane Ouattara et Laurent Gbagbo, proches de la fin de leurs carrières politiques, de se rencontrer et d’appeler conjointement depuis leur pays à la réconciliation nationale. Cela dit, l’ensemble des forces politiques devraient également se pencher sur les causes de désaccord et de violences. Une solution exclusivement centrée sur les individus, occulterait les véritables sources de la violence politique en Côte d’Ivoire.
En 2020, Laurent Gbagbo était hors du pays et cela n’a pas empêché les violences politiques. Comme Crisis Group l’a rappelé dans son dernier briefing, les sources de la violence sont structurelles en Côte d’Ivoire. Elles sont symptomatiques d’un déficit de justice et d’un système politique marqué par une constitution qui privilégie la fonction présidentielle sur les autres pôles de pouvoir, législatif et judiciaire.
Tout en consacrant un volet à la réconciliation communautaire, les acteurs politiques devraient profiter de cette occasion de poursuivre le dialogue initié depuis décembre autour des réformes politiques et électorales. Outre une modification profonde de la constitution visant à réduire les pouvoirs du président, ces réformes devraient se concentrer en priorité sur deux institutions dont l’indépendance fait débat à chaque élection présidentielle depuis 1995 et entraine de violentes contestations lors de la préparation des scrutins et de l’annonce de leurs résultats : la commission électorale et le Conseil constitutionnel. Un tel dialogue permettrait à la Côte d’Ivoire de tourner la page des conflits politiques et de mieux se concentrer sur les menaces jihadistes à ses frontières septentrionales.
Source : Internationale Crisis group.