Charles Blé Goudé est un nom bien connu en Côte d’Ivoire. Leader politique, il est présentement incarcéré à La Haye dans le cadre de poursuites engagées contre lui par la Cour Pénale Internationale (CPI). La CPI accuse cet homme d’avoir, avec la complicité de Laurent Gbagbo (ex-président de Côte d’Ivoire), fait tuer plusieurs civils ivoiriens. Après avoir suivi de près son procès, notamment le passage de la quasi-totalité des témoins de l’accusation, je décide de lui rendre une visite.
Les premiers pas de ma visite au ministre Charles Blé Goudé
Mon courrier de demande de visite au ministre Charles Blé Goudé est envoyé le jeudi 21 décembre 2017, sans vraiment trop y croire. D’une part parce que l’ancien ministre de Laurent Gbagbo ne me connait pas, et de l’autre parce que je n’avais pas de motif assez convaincant, à mon gout, pour espérer être reçu.
Mais le 27 décembre 2017, à 16h 21mn, je reçois un email de la CPI avec ce message : « Bonjour Monsieur, votre demande de visite a été approuvée par la Cour. Cependant, il ne sera pas disponible la date indiquée (19/1) en raison d’une audience. Pourriez-vous nous donner quelques autres options afin de pouvoir trouver une date pour votre visite ? Vous trouverez ci-joints des documents importants portant sur l’accès au quartier pénitentiaire de la Cour.»
J’étais agréablement surpris. Je réponds dans la foulée au message avec de nouvelles dates. Deux jours plus tard, le OK de la CPI est confirmé ainsi que celui du ministre Charles Blé Goudé. Il n’y a plus qu’à préparer le déplacement de la France pour La Haye. Je suis excité comme un petit garçon attendant le soir de Noël.
Le jour arrive et me voilà sur la route pour les Pays-Bas. Je me fixe à Amsterdam, dans un charmant petit hôtel au cœur de la ville. Après avoir pris possession de ma chambre, je me jette sur mon téléphone et mon MacBook pro pour un partage de ma connexion mobile. Connecté, je me mets à consommer des gigabits de vidéos de déclarations et meetings du leader patriotique en préparation de notre entretien. Ça va, j’ai un bon forfait Free haut débit illimité qui me coute seulement 15 euros/mois et qui suffit amplement à mon bonheur.
Après m’être offert une glaciale balade amstellodamoise pendant laquelle j’ai pu m’offrir une pizza italienne dans un restaurant proche du « Théâtre Tuschinski » devant le résumé des matchs de football du week-end. Je regagne ensuite ma chambre d’hôtel pour une bonne nuit de repos pour récupérer des 5 heures de temps en voiture.
Réveillé comme toujours vers 4h du matin, je regarde l’actualité sur internet jusqu’à 8h30. Je prends mon petit déjeuner et me revoilà dans la ville pour une exploration. Sur le pare-brise de mon véhicule, un petit « cadeau » de la ville, une prune de 49 euros pour avoir oublié de mettre un ticket de stationnement la nuit… Chérot ma parole!
Il est temps de prendre la route pour la prison de Scheveningen. Un peu moins de 50 minutes plus tard, j’arrive devant ce bâtiment un peu sombre de cet environnement maussade. Je m’engouffre dans l’entrée pour remplir la première formalité. Je dois laisser toutes mes affaires dans un casier. Petit souci, il me faut une pièce de 1 euro que je n’avais pas pour la location d’un casier. On récupère la pièce en fin de visite. Mais une Ivoirienne qui venait de visiter le ministre me dépanne sans problème. « Je vous revaudrai ça un jour », lui ai-je lancé.
Rien de métallique ne doit pénétrer dans ce bâtiment hautement sécurisé. Les portiques d’entrée m’ont à deux reprises amené à retirer la ceinture de mon pantalon… Je suis pris en charge par un garde pénitentiaire qui m’escortera jusqu’à la salle d’attente où m’attendait déjà M. le Ministre Charles Blé Goudé.
Le Patron du Congrès panafricain des jeunes patriotes (COJEP) vient à ma rencontre tout sourire. Il a bonne mine et est très chaleureux. Il m’invite à m’assoir dans ce salon rouge de la réception. Des agents de sécurité restent dans la même pièce que nous. Après les amabilités, le ministre m’invite à me présenter et aussi à lui donner les raisons de ma visite. Après quoi s’engage une conversation faite de questions-réponses qui va durer 2h45 minutes horloge au mur.
Je suis soucieux de savoir comment va l’homme.
« Ça va, aussi bien que puisse aller une personne en prison », m’a-t-il répondu. Je me renseigne sur les conditions de sa détention. « Évidemment que c’est mieux qu’à la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) de Côte d’Ivoire » où il avait passé plusieurs mois. Sur sa relation avec son codétenu le Président Laurent Gbagbo, le ministre Charles Blé Goudé m’affirme que « tout va très bien.»
Les longues années qu’ils ont passées dans ce sinistre endroit n’ont nullement altéré le respect qu’il a pour lui et il continue de s’inspirer du président Laurent Gbagbo un peu plus chaque jour. Concernant l’issue du procès engagé contre lui et son patron, Blé Goudé me répond :
« Nous sommes préparés à toutes les éventualités. Les témoins de la défense sont tous passés, la balle est désormais entre les mains du juge. Il peut décider de faire reprendre le procès dans 3 ou 4 mois, ce sera sa décision. Nous l’attendons. »
Lorsque j’effleure l’idée selon laquelle le juge pourrait aussi décider d’abandonner les charges étant donné qu’il n’y a pas vraiment eu de témoignages qui confirment les thèses défendues par l’équipe de la Procureur, Charles Blé Goudé a partagé mon avis sans pour autant s’emballer : « A ma connaissance non ! Mais ce n’est pas à moi de dire ce que va décider le juge. Mais quoi qu’il décide, nous sommes dans l’attente. »
Je sollicite sa lecture de la situation actuelle de « la Côte d’Ivoire », un pays qui « va comme » ses camarades et lui redoutaient qu’il irait, « c’est-à-dire pas vraiment bien avec la division de plus en plus profonde de sa classe politique et les frustrations au sein de l’armée. » Des informations sur la dureté de la vie en Côte d’Ivoire lui reviennent. « Mais attention, je ne suis pas en train de dire que tout allait bien sous notre gouvernance », fait-il remarquer avant d’expliquer : « contrairement au pouvoir actuel, nous avions des problèmes plus difficiles auxquels ils n’étaient pas étrangers à régler.»
« Avec le calme actuel, les choses auraient dû aller bien mieux, ce qui n’est pas le cas », rajoute-t-il avant d’interroger : « Est-ce que les promesses de campagnes les plus ahurissantes que nous avons pu entendre en 2010 ont été tenues ? C’est à vous de me répondre. »
Concernant les changements aux USA et en France, il considère qu’un « homme hors système (M. Donald Trump) est président des États-Unis et Emmanuel Macron, un jeune est président de la France », deux changements qui peuvent encourager les pays africains à repartir d’un nouveau pied, selon lui. « J’espère qu’il s’éloignera des mauvaises habitudes de ses prédécesseurs en matière de politique africaine », dit-il du président français. « Il peut civiliser les relations entre l’Afrique francophone et la France. Nous sommes dans un espace commun qui est la Francophonie dans lequel le bonheur de l’un peut rejaillir sur l’autre. La condition pour que cet environnement soit viable est l’indépendance de chaque État. J’espère que le Président Macron y travaillera sérieusement et que les chefs d’États africains pourront profiter de ces changements souhaités pour tirer vers le haut leur pays. »
Les relations du ministre Charles Blé Goudé avec ses adversaires politiques en Côte d’Ivoire ?
Lorsque j’ai évoqué cette question de ses relations avec ses adversaires, il m’a fait savoir qu’il n’en avait de « particulières ». « Cependant, je reçois ceux qui me sollicitent pour échanger. Dr Doumbia Major était justement assis à votre place il y a quelques semaines et nous avons échangé en toute intelligence sur tout, y compris sur ce qui nous oppose.»
Certaines personnes du camp de Laurent Gbagbo et Blé Goudé n’aiment pas l’idée qu’ils parlent avec leurs adversaires. À ce propos, il m’a confié : « Je crois justement qu’il faut parler avec tout le monde. Si vous ne parlez qu’aux personnes convaincues par votre cause, la lutte que vous menez stagne à un moment donné. Et au-delà de la politique, il faut se dire que nous sommes avant tout ivoiriens et africains. Donc rien ne devrait nous interdire de nous parler, sinon comment pouvons-nous dépasser nos différends pour avancer ? Le plus important, c’est notre pays et ses habitants. Alors si nous gardons à l’esprit cela, on doit faire l’impasse sur certaines de nos frustrations propres. Parce que l’idée est d’éviter de retourner un jour dans les limites que nous avons franchies ces dernières années. »
Je trouve son approche saine, ce que je ne manque pas de lui signifier. Je l’intérroge sur un changement éventuel dans son discours, ce à quoi il a répondu « Je viens de vous dire ce que vous venez d’entendre avec la même façon de m’exprimer. C’est peut-être vous qui m’écoutez différemment, ce qui est positif dans tous les cas. Autrement, mon discours a toujours été celui-là.»
Si Charles Blé Goudé est l’idole d’une grande partie de la jeunesse ivoirienne, il y a tout de même dans ce même pays des personnes qui ne l’aiment pas beaucoup. On en trouve un certain nombre chez les nordistes. Selon moi, sur la base de la réputation qui lui est faite dans les médias, ces derniers peuvent avoir peur de son discours.
« Vous savez, lorsque j’ai commencé à m’engager en politique, le président Laurent Gbagbo m’a dit ceci : « Si vous faites de la politique pour les personnes de votre région, c’est que vous êtes un politicien dangereux pour votre pays », révèle-t-il avant d’ajouter : « Donc si j’avais été un danger pour nos frères du Nord, je pense que le président Gbagbo ne se serait pas encombré de ma personne puisqu’il a conscience du danger que représente ce type de personne. Il y a dans mon entourage proche plusieurs de mes frères du nord et ils n’ont pas peur de moi. Je ne peux donc pas valider ce que vous dites. Après, que des adversaires politiques parlent de moi de façon à faire peur à une partie de la population, c’est possible. Je n’ai jamais tenu de discours anti-nordistes sinon mes camarades de cette région qui sont toujours avec moi dans la bataille se seraient sûrement déjà éloignés. »
Le ministre poursuit en disant : « J’ai toujours refusé de parler qu’à une seule région ou d’une seule religion de Côte d’Ivoire. J’ai toujours parlé aux Ivoiriens et dans mon esprit les nordistes n’étaient pas exclus de cet ensemble. Aujourd’hui, certains Ivoiriens du Nord tiennent des discours patriotiques. Cela signifie-t-il qu’ils se font peur à eux-mêmes ? Je ne crois pas. Ils aiment leur pays comme je l’aime moi aussi. Mon combat est pour toute la Côte d’Ivoire et ses fils, et non pour mon seul village. »
« Si certains ne m’ont pas compris, on va plutôt mettre cela sur le compte d’un malentendu parce que je n’ai jamais eu ces intentions qu’ont pu me prêter certains adversaires pour ternir mon image. Mais vous savez, c’est la politique. Sinon je n’ai jamais pensé que tous les jeunes ivoiriens qui répondaient à mes mots d’ordre étaient uniquement de ma région. Ils étaient de toutes les régions de Côte d’Ivoire.»
Des Franco-Ivoiriens ou même des Français qui aiment la Côte d’Ivoire ont peu apprécié le propos « Chaque ivoirien son français » tenu dans le camp des pros- Gbagbo au plus fort de la crise ivoirienne. Un propos qui laisse penser qu’à cause des agissements des politiciens français, les jeunes ivoiriens auraient pu s’en prendre aux ressortissants français qui eux n’y sont pour rien dans cette affaire.
« Je n’ai jamais dit « Chaque ivoirien son français », me fait-il savoir avant d’ajouter : « Il faut juste savoir que quand vous êtes acculé comme nous l’étions par les présidents Jacques Chirac puis Nicolas Sarkozy de France, on n’a pas toujours le plein contrôle sur ce que peuvent dire des camarades de résistance. Ce qui est à retenir, c’est que malgré la position de la France officielle dans ce conflit qui a duré de 2002 à 2011, il n’y a pas eu de chasse à ses ressortissants dans notre pays. J’ai plusieurs fois expliqué à l’époque qu’il ne fallait pas se tromper de combat et qu’il ne fallait surtout pas tomber dans le piège tendu par nos adversaires. J’ai été entendu par nos militants qui sont restés corrects vis-à-vis des étrangers à cette époque. Mais on ne va pas s’apitoyer indéfiniment sur notre sort. Il faut regarder vers l’avenir…»
Pendant les heures chaudes de la crise ivoirienne, certains jeunes réclamaient des armes pour aller combattre contre les forces rebelles et françaises qui soutenaient le président Alassane Ouattara. Beaucoup étaient déçus du comportement trop pacifiste de leur leader à cette époque.
Concernant les reproches qui lui sont faits sur l’absence de mot d’ordre de guerre à cette époque, il prend un air très sérieux : « Quel mot d’ordre aurait-il fallu que je donne ? Contre qui ? On avait des ennemis certes, mais ils étaient difficiles à localiser par l’armée régulière. Alors comment aurais-je pu donner des mots d’ordre à des jeunes sans armes ? C’était une façon de les conduire à l’abattoir et je ne me voyais pas faire cela. »
Poursuivant, il a rajouté : « Quand on est une personne écoutée, il est plus que nécessaire de réfléchir par deux fois avant de donner des mots d’ordre. Je me devais de canaliser la colère de nos militants et le fait de les inviter à entrer dans l’armée, pour ceux qui voulaient défendre leur pays, était tout ce que je pouvais faire. On me le reprochait peut-être hier, mais qui peut aujourd’hui affirmer que j’ai manqué à mon devoir vis-à-vis de ces jeunes ? Je suis plutôt félicité par certains de mes visiteurs qui me disent que j’ai été bien inspiré de ne pas avoir cédé à la pression qu’exerçait sur moi une partie de cette jeunesse qui voulait en découdre. On ne donne pas de mot d’ordre de guerre à une jeunesse qui aspire à la paix.»
La paix se fait entre deux camps opposés. Je cherche donc à connaitre sa position sur une éventuelle discussion avec Soro Guillaume ou des personnalités présentement au pouvoir. « J’ai déjà répondu à cette question. En politique, il ne faut pas parler qu’avec les personnes qui partagent le même avis, ça ne fait pas plus avancer », a-t-il réaffirmé.
Les politiciens peuvent parfois aller en prison dans les pays peu démocratiques.
Charles Blé Goudé qui avait été traqué par le régime d’Henri Konan Bédié lorsqu’il était secrétaire général de la FESCI, j’ai souvenance des images de lui enchainé sur un lit d’hôpital, avait-il imaginé se retrouver en prison à La Haye ? Il répond souriant : « Jamais ! Au grand jamais parce que je n’ai pas fait le type de politique qui conduit à cet endroit. Je n’ai jamais pris les armes par exemple pour défendre mes idées. Mais la vie d’un homme, c’est avant tout les épreuves. Donc pour moi c’est une épreuve de plus dans ma vie d’homme politique.»
En fin de notre entretien, il partage avec moi ses voeux aux Ivoiriens : « Je souhaite à la Côte d’Ivoire et à ses fils, ses habitants, de vivre en paix. Cette paix qu’on ne nous a pas laissé l’occasion de leur offrir. Je souhaite une amélioration des conditions de vie de nos citoyens. Une paix à tous les fils de notre pays et à une prise de conscience de ses politiciens. »
Je remercie le ministre Charles Blé Goudé pour la réception. « C’est moi qui vous remercie de votre visite. Faites bon retour », m’a-t-il lancé.
Je refais le chemin inverse avec le même garde pénitentiaire qui m’avait conduit jusqu’au ministre Charles Blé Goudé. Je prends mes effets dans le casier et me revoilà hors de l’établissement. Je monte dans mon véhicule, direction la France pendant 5 interminables heures.